Extraire de l’énergie de la mesure quantique

Résultat scientifique

Le postulat de la mesure en physique quantique est sans appel : observer un système le perturbe. Des physiciennes et des physiciens ont analysé théoriquement les conséquences énergétiques de ce mécanisme fondamental et conçu des moteurs d'un nouveau type, nourris par la source d'énergie qu'est la mesure. Cette empreinte énergétique du postulat de la mesure complète le point de vue standard, selon lequel mesurer coûte de l’énergie. 

Comprendre et mesurer l’empreinte énergétique de la mesure quantique est un Graal de la thermodynamique quantique, une discipline émergente à l’interface entre deux sciences du hasard : la physique quantique et la thermodynamique statistique. La mesure quantique a deux facettes, dont l’articulation n’avait jusqu'à présent pas été clarifiée. D’une part, elle permet d’extraire au niveau classique de l’information sur un système quantique. Ce processus est associé à des coûts énergétiques encore mal connus. D’autre part, l’acte de mesure tel que modélisé par le postulat du même nom induit des fluctuations quantiques qui sont associées à des changements d’énergie et d’entropie au niveau du système mesuré : la mesure quantique joue un rôle similaire à celui d’une source chaude en thermodynamique, étant ainsi potentiellement une ressource énergétique.

Des physiciennes et physiciens de l’Institut Néel (CNRS), en collaboration avec les universités américaines de Rochester et Saint-Louis, ont réconcilié les deux aspects de la mesure en proposant un moteur fonctionnant à base d’intrication et de mesure quantiques. La machine se compose de deux qubits (bits quantiques) couplés de fréquences différentes. A l’instant initial, le qubit de fréquence la plus basse, le qubit « rouge », absorbe un photon. Ce photon est ensuite échangé entre les deux qubits, qui deviennent intriqués. Une mesure locale effectuée sur l’un des deux qubits projette avec une certaine probabilité le photon dans le qubit de fréquence la plus haute, le qubit « bleu », générant un gain net d’énergie. Cette énergie ne peut venir que de la chaîne de mesure via un effet sans équivalent classique, à savoir la perturbation induite par l’observation d’un système quantique. Elle est convertie en travail en exploitant l’information extraite lors de la mesure, dans un cycle typique d’un démon de Maxwell (figure).

Pour la première fois, l’origine microscopique de la source d'énergie est explorée en introduisant un troisième objet quantique jouant le rôle de l'aiguille de mesure, et en modélisant le processus de mesure comme l'intrication du qubit mesuré avec cette aiguille quantique. L’analyse révèle l’existence d’un flux d’énergie : initialement localisée dans les corrélations quantiques entre les deux qubits, celle-ci migre progressivement vers les corrélations entre les qubits et l’aiguille quantique. Au niveau fondamental, l’énergie de la mesure peut ainsi être interprétée comme le coût d’effacement des corrélations quantiques entre les qubits. Ces résultats sont publiés dans la revue Physical Review Letters.

Cette étude offre une perspective différente sur le postulat de la mesure, dont le statut au sein de la théorie quantique ne fait toujours pas l’objet d’un consensus. Les résultats obtenus sont valides en l’absence de bruit thermique, la seule source de fluctuations étant la mesure quantique. En ce sens, ils ouvrent la voie à l’étude des flux d’énergie, d’entropie et d’information à l’intérieur de systèmes quantiques complexes, couplés à des sources de bruit quantique arbitraire. C’est typiquement le cas des processeurs quantiques, pour lequel la compréhension des mécanismes énergétiques fondamentaux sera indispensable à l’optimisation de leur consommation.

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Figure : Schéma du moteur à deux qubits couplés. Une impulsion rouge excite le qubit rouge. L’excitation se délocalise sous l’effet du couplage, générant un état intriqué entre les deux qubits. Un démon mesurant le qubit bleu a donc une probabilité non nulle de détecter l’excitation dans ce qubit, résultant en un gain net d’énergie. Le démon peut finalement exploiter l’information acquise lors de sa mesure pour extraire l’énergie sous forme de travail, en désexcitant de façon contrôlée le qubit bleu avec une impulsion bleue. (Crédit : Alexia Auffèves, Institut Néel).

NB : Dans le paradoxe dit du démon de Maxwell, un démon exploite l’information acquise sur les états microscopiques d’un gaz pour réaliser un moteur fonctionnant à partir une seule source chaude (moteur dit monotherme), en violation apparente du second principe de la thermodynamique. Ce paradoxe est résolu en invoquant la nature physique de l’information : la mémoire du démon doit être réinitialisée avant de relancer un cycle moteur, ce qui nécessite une source froide. L’expérience proposée repose sur un mécanisme similaire, à la différence que la ressource énergétique ne provient pas d’une source chaude, mais de la mesure elle-même, qui fournit en même temps énergie et information.

 

Référence

Two-qubit engine fueled by entanglement and local measurements. 
L. Bresque, P. A. Camati, S. Rogers, K. Murch, A. N. Jordan, A. Auffèves. Physical Review Letters, le 24 mars 2021.
DOI : 10.1103/PhysRevLett.126.120605

Article disponible sur la base d’archives ouvertes arXiv.

Contact

Alexia Auffeves
Directrice de recherche CNRS l Institut Néel
Communication CNRS Physique