Combien de temps un électron met-il pour quitter une molécule ?
En utilisant des impulsions attosecondes dans l’extrême ultraviolet, des physiciennes et physiciens montrent comment la structure d’une molécule modifie le temps nécessaire à un électron pour la quitter.
La photoionisation est un des processus fondamentaux de l’interaction lumière-matière. Elle intervient dans de nombreux mécanismes naturels (milieux biologiques ou interstellaires) ou technologiques (détecteurs). La description corpusculaire du phénomène est donnée par la loi d’Einstein dans laquelle un électron est arraché (ionisé) de la matière par un photon si l’énergie de ce dernier excède l’énergie de liaison de l’électron. Cette loi largement connue oublie toutefois l’aspect temporel du processus. Combien de temps met un électron pour s’échapper de la matière ? Comment ce temps dépend-il de la matière en question ?
La théorie quantique répond en partie à cette question. En effet, l’ionisation y est représentée par un processus de diffusion dans lequel l’onde électronique acquiert une certaine signature (une « phase ») lors de son transport dans la matière. Et c’est la variation de cette phase avec l’énergie de la particule qui est alors connectée au temps d’ionisation. On parle de « temps de Wigner-Smith », un concept largement utilisé en physique des ondes. Lorsque l’on considère le processus de photoionisation et donc la diffusion de l’électron à l’échelle de l’Angstrom, ce temps est extraordinairement petit, de l’ordre de la dizaine d’attosecondes (1 as = 10-18s).
Avec l’avènement de la physique attoseconde, une découverte récompensée par le prix Nobel de physique 2023, ces temps caractéristiques sont devenus accessibles expérimentalement. La génération d’impulsions ultraviolettes extrêmes (UVX) de durée attoseconde par génération d’harmoniques d’ordre élevé permet en effet d’observer les propriétés de la matière hors-équilibre jusqu’à des échelles de quelques attosecondes. Néanmoins, la complexité des expériences attosecondes a limité ce type de mesures à de petits systèmes simples. Ainsi, malgré les efforts de la communauté scientifique, seules des mesures en phase gazeuse des temps de diffusion attoseconde d’atomes isolés ou de petites molécules ont pu être jusqu’à présent réalisées. En limitant ces approches à ces objets peu complexes, le rôle dynamique que joue l’extension spatiale pour des systèmes de plus grande dimension est resté jusqu’à très récemment totalement inexploré.
Au moyen d’un dispositif attoseconde ultrastable, des chercheuses et chercheurs de l’Institut Lumière Matière à Lyon (ILM, CNRS / Univ. Lyon 1), en collaboration avec l’Université autonome de Madrid, viennent en effet de mesurer pour la première fois les phases de diffusion et donc les temps d’ionisation τ pour des systèmes moléculaires contenant plusieurs dizaines d’atomes. En comparant les temps τ obtenus pour des molécules carbonées 2D et 3D de taille similaire, ils ont démontré l’existence de variations de quelques dizaines d’attosecondes liées à la symétrie du système et à la structure de la matière à l’échelle atomique. Ils montrent que τ dépend en fait précisément de la dimension et symétrie de la lacune électronique créée par l’ionisation, ce qui donne accès à une métrologie précise du processus d’ionisation dans un objet complexe. Ce travail est publié dans la revue Nature Physics.
Ce travail a nécessité l’effort combiné de scientifiques (expérimentateurs et théoriciens) pendant plusieurs années. En effet, deux problèmes majeurs limitent l’application des techniques attosecondes à des systèmes complexes. Le premier est expérimental : plus le système est complexe plus il existe un grand nombre de chemins d’ionisation qui peuvent se mélanger, ce qui rend l’information inextricable. Le signal que l’on cherche à observer est alors d’autant plus faible que le système est complexe. Le second est théorique, car la théorie quantique de la diffusion ne permet un lien explicite entre phase de diffusion et temps d’ionisation que dans des cas modèles particulièrement simples. Pour un objet aussi complexe qu’une molécule faite de dizaines d’atomes, la définition du temps d’ionisation dans un régime quantique est beaucoup moins évidente.
Dans cette expérience, l’équipe de l’ILM de Lyon a utilisé un interféromètre attoseconde ultrastable de photoélectrons basé sur des impulsions UVX attosecondes combinées spatialement et temporellement à une impulsion Infrarouge (IR). Dans l’expérience, les impulsions attosecondes UVX ionisent les molécules et forment des répliques de l’onde électronique à différentes énergies. La présence du champ IR crée des chemins d’interférences quantiques qui permettent la mesure de la phase de l’onde électronique à différentes énergies. Ces interférences électroniques sont détectées par un spectromètre qui mesure la distribution de vecteurs vitesse des électrons. Le dispositif permet des mesures avec une précision attoseconde pendant des dizaines d’heures, rendant possible l’observation de signaux très faibles et ainsi l’étude d’objets complexes jusqu’alors inaccessibles. En plus de fournir de nouvelles informations sur le lien entre la vision classique de la diffusion électronique et son pendant quantique, ce résultat ouvre la voie vers la possibilité de filmer, avec une résolution Angström (10-10 m) et attoseconde, l’évolution spatiale et temporelle des charges dans la matière. Ceci permettrait de mieux comprendre par exemple les premiers instants de l’interaction entre un rayonnement ionisant et l’ADN, capable de causer des dommages irréversibles pour le vivant.
Références
Attosecond metrology of the two-dimensional charge distribution in molecules, V. Loriot, A. Boyer, S. Nandi, C. M. Gonzalez-Collado, E. Plésiat, A. Marciniak, C. L. Garcia, Y. Hu, M. Lara-Astiaso, A. Palacios, P. Decleva, F. Martin et F. Lépine, Nature Physics, publié le 23 février 2024.
Doi : 10.1038/s41567-024-02406-2
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