Comment structurer une suspension à grande échelle en la faisant s’écouler
En suspension dans un fluide en écoulement, des particules qui s’attirent fortement peuvent se regrouper en cylindres régulièrement espacés. Des physiciens montrent ici le caractère universel de ces structures et déterminent leurs conditions d'apparition, ouvrant la voie à l’utilisation de ce phénomène pour la fabrication de structures anisotropes à l’échelle micrométrique.
Les suspensions de particules fines dispersées au sein d’un fluide comme de l’eau ou de l’huile jouent un rôle prépondérant dans de nombreux produits courants tels que les encres, peintures, batteries, produits cosmétiques, pharmaceutiques et agro-alimentaires. Si le cas de particules qui n’interagissent qu’à travers une répulsion est bien compris, il n’en est pas de même de particules qui s’attirent les unes les autres, via des interactions électrostatiques ou via des effets de pression osmotique. Des particules qui s'attirent ont tendance à former des agrégats, modifiant ainsi les propriétés d'écoulement de la suspension, et pouvant conduire à des structurations spatiales spectaculaires au sein de l'écoulement (figure 1). En collaboration avec des collègues du Massachusetts Institute of Technology, des chercheurs du Laboratoire de physique de l’ENS de Lyon (LPENSL, CNRS/ENS Lyon/Univ. Lyon 1) ont caractérisé par le biais d’expériences et de simulations numériques un tel effet de structuration communément observé et resté à ce jour sans explication. Ils ont démontré que, de façon remarquable, l’origine de cet effet est purement hydrodynamique, indépendant de la forme, de la taille ou de la composition des particules et de l’origine de leurs interactions attractives. Ces résultats offrent une nouvelle méthode pour contrôler l’organisation spatiale d’un grand nombre de particules en suspension, ce qui pourrait faciliter la synthèse de nombreux matériaux composites.
Il est bien connu que les suspensions de particules attractives sont très sensibles aux écoulements. Ceux-ci peuvent en effet facilement perturber la structure des agrégats et donc les propriétés de la suspension comme sa viscosité. Ce couplage entre un écoulement et l’arrangement spatial des particules au sein d'une suspension est à l’origine d’un phénomène remarquable découvert il y a une quinzaine d’années : lorsqu’une suspension de particules attractives est confinée entre deux plaques parallèles et que l’une des deux plaques est mise en mouvement pour créer un écoulement de cisaillement, la suspension s’organise spontanément pour former un réseau régulier d’agrégats cylindriques alignés perpendiculairement à la direction de l’écoulement. Ces agrégats cylindriques sont entraînés en rotation sur eux-mêmes et roulent dans le sens de l’écoulement. Les physiciens ont montré que diverses suspensions attractives présentaient le même effet de structuration : quelle que soit leur taille ou l’origine de leur attraction, les agrégats initialement présents dans la suspension déclenchent la formation de tourbillons régulièrement espacés dans l’écoulement selon un mécanisme d’instabilité qui fixe la longueur d’onde du motif. Les agrégats s’accumulent alors au centre de ces tourbillons pour former de longs rouleaux cylindriques (figure 2). La stabilité de ces rouleaux et notamment la vitesse d’écoulement critique au-dessus de laquelle ils ne peuvent plus se former résultent d'un équilibre subtil entre attraction et friction visqueuse, ce que les chercheurs ont pu confirmer indirectement par microscopie de force atomique.
Ces résultats sur la structuration de suspensions attractives par un écoulement pourraient permettre de fabriquer des structures anisotropes à l’échelle du micromètre et de viser des applications à l’électronique flexible, aux nanocomposites, à l’impression 3D ou encore aux batteries de type flux-redox.
Référence
Hydrodynamics control shear-induced pattern formation in attractive suspensions, Zsigmond Varga, Vincent Grenard, Stefano Pecorario, Nicolas Taberlet, Vincent Dolique, Sébastien Manneville, Thibaut Divoux, Gareth H. McKinley et James W. Swan, PNAS, le 4 juin 2019. DOI:10.1073/pnas.1901370116