La vie ultrabrève d'états électroniques corrélés dans une molécule

Résultat scientifique

Grâce à des impulsions ultracourtes et ultrastables de rayonnement ultraviolet extrême (UVX), des physiciennes et des physiciens ont pour la première fois étudié expérimentalement la dynamique d'états excités éphémères pour lesquels une molécule isolée se comporte comme un solide en raison de forts effets de corrélation électronique. Ils ont montré que la durée de vie de ces états, dans le domaine des femtosecondes, suivait une loi générale étonnamment simple.

L'irradiation de molécules avec de la lumière dont l'énergie est dans le domaine du visible ou de l'UV excite le mouvement des électrons les plus externes et les moins liés, les électrons dits de valence. Par couplage entre électrons et noyaux, elle peut également exciter le mouvement des noyaux. L'irradiation à des énergies plus grandes, vers celles des rayons X (domaine de l'UV extrême, UVX), conduit à l'excitation d'électrons plus profonds et plus liés, les électrons dits de valence interne, et à l'ionisation de la molécule. Pour des énergies de photon supérieures à une quinzaine d'eV, l'excitation devient multiélectronique en raison de l'existence de couplage fort entre les électrons, leurs mouvements devenant corrélés. Ces effets sont connus et analysés depuis plusieurs décennies en spectroscopie moléculaire, notamment à l’aide du rayonnement synchrotron, mais qu'en est-il de la dynamique de ces excitations UVX ? Jusqu’à présent, ces dynamiques électroniques ont pu être sondées à l'échelle femtoseconde grâce aux lasers à impulsions ultracourtes UVX mais uniquement sur de petites molécules avec peu d'électrons. Les physiciennes et physiciens de l'Institut lumière matière (ILM, CNRS/Univ. Lyon 1), en collaboration avec des théoriciens de l’Université d’Heidelberg et des astrophysiciens de l’Université de Leyde, ont choisi d'étudier des molécules bien plus complexes mettant en jeu plusieurs dizaines voire centaines d'électrons. Grâce à l'étude systématique d'une série de molécules similaires de tailles variées, des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP, voir figure), les scientifiques ont mis en évidence un comportement universel, régi par le couplage entre les électrons et les modes de vibration, et obéissant à des lois similaires à celles de la physique du solide en raison du très grand nombre d'états électroniques corrélés. Ces résultats sont publiés dans la revue Nature Physics.

Dans les expériences, une première impulsion UVX (23 eV, 54 nm) d'une durée de 20 fs excite un électron de valence interne et ionise la molécule. L'état de la molécule est sondé par une seconde impulsion infrarouge (800 nm) de 25 fs qui produit des ions doublement ionisés dont on mesure le nombre en fonction du délai entre les deux impulsions. On a ainsi accès à la durée de vie de l'excitation électronique initiale. Réaliser ces expériences sur des molécules complexes est un défi notamment en raison du très faible signal attendu. Ce sont les performances du dispositif lyonnaisen termes de stabilité qui permettent d'obtenir un rapport signal/bruit suffisant. En étudiant cette durée de vie pour des HAP comportant de 1 à 13 cycles aromatiques et de 10 à 200 électrons de valence, les chercheurs et chercheuses ont trouvé qu'elle variait entre 10 et 70 fs et qu'elle suivait une loi simple, analogue à la règle d'or de Fermi de la physique du solide. Cette loi fait intervenir l'énergie moyenne des modes de vibration de la molécule et la densité des états électroniques corrélés. C'est le fait que cette densité d’états corrélés soit très élevée qui explique l’analogie avec le solide, le couplage entre les électrons et les modes de vibration moléculaires agissant de façon analogue au couplage électron-phonon dans les solides. De façon générale, le comportement mis en évidence est universel et devrait s'étendre à tous les systèmes moléculaires à grand nombre d'électrons. La connaissance de ces processus est un nouvel outil pour mieux comprendre la dynamique de milieux fortement excités, comme dans le cas des HAP dont la présence dans le milieu interstellaire est influencée par des rayonnements énergétiques. Au-delà de ce comportement universel, l’équipe prévoit d'étudier comment la cohérence électronique peut survivre à l’échelle de quelques femtosecondes dans de tels systèmes complexes très excités.

Lépine_2020
Absorption de rayonnement UVX dans une molécule, ici le HBC, (hexabenzocoronene, 13 cycles aromatiques, 42 atomes de carbone en noir et 18 atomes d'hydrogène en blanc).
En haut, dessin évoquant l'impulsion ultracourte ionisant la molécule et créant un état très excité et, au sein de la molécule, les effets de corrélations électroniques et les couplages en jeu pendant la durée de vie de l'état excité.
En bas, schéma en énergie montrant que l'excitation est composée d’un quasi-continuum d'états corrélés. Les états sont représentés par des barres à gauche et par leur densité (DOS), qui est linéaire, est à droite. Les processus de relaxation de la molécule se décrivent alors comme pour un solide le temps de quelques dizaines de femtosecondes (60 fs pour le HBC).

 

Référence

Ultrafast dynamics of correlation bands following XUV molecular photoionization. M. Hervé, V. Despré, P. Castellanos Nash, V. Loriot, A. Boyer, A. Scognamiglio, G. Karras, R. Brédy, É. Constant, A.Tielens, A. Kuleff et F. Lépine, Nature Physics, le 16 novembre 2020.
DOI: 10.1038/s41567-020-01073-3

Contact

Franck Lépine
Directeur de recherche au CNRS, Institut lumière matière
Communication CNRS Physique