Le revers de la rapidité en traitement de l’information
Traiter l’information a un coût énergétique qui s’exprime de façon ultime, quel que soit le dispositif utilisé, par une limite thermodynamique en deçà de laquelle on ne peut aller. En simulant expérimentalement l’effacement du contenu d’une mémoire, les physiciens démontrent ici dans quelle mesure l’on s’éloigne de cette limite en agissant vite, même dans le cas où l’on supprime toute dissipation.
Le traitement de l’information passe par un support physique et donc coûte de l’énergie. Ce lien entre la théorie de l’information et la thermodynamique a en particulier été énoncé par R. Landauer il y a plus de 60 ans en montrant que l’énergie nécessaire pour effacer un bit à la température T ne pouvait pas être inférieure à une limite intrinsèque appelée limite de Landauer (égale à kT ln2). En pratique, les dépenses en énergie des calculateurs ou téléphones portables sont plusieurs ordres de grandeur au-delà de ces limites car il existe beaucoup d’autres sources de déperdition d’énergie. Plusieurs expériences de laboratoire ont toutefois réussi à atteindre cette limite, en minimisant toute dissipation avec des systèmes fonctionnant de façon très lente. Au contraire, dans cette étude, des physiciens du Laboratoire de physique (LPENSL, ENS Lyon/CNRS) s’attachent à approcher cette limite dans le cas d’un fonctionnement rapide, en minimisant la dissipation à sa source. Un autre mécanisme de limitation apparait alors : l’échauffement transitoire du système utilisé comme mémoire, non compensé par la dissipation. La limite intrinsèque doit être réévaluée par une valeur plus haute (kTeff ln2), qui est liée à la température moyenne pendant l’opération (Teff > T). Sur le plan fondamental, cette approche ouvre la voie à de nouvelles stratégies d’optimisation, basées sur une compréhension fine des échanges énergétiques. Ces résultats sont publiés dans Physical Review Letters.
Le système étudié est un résonateur mécanique (levier de taille millimétrique), évoluant dans un double puits virtuel d’énergie potentielle : une rétroaction via la mesure de la position du résonateur ajuste en temps réel une force électrostatique. Celle-ci stabilise le levier dans deux positions distinctes, séparées par une barrière d’énergie modulable de 0 à quelques dizaines de kT. Chaque position représente le « 0 » ou « 1 » de la mémoire. Une barrière haute sécurise l’information : elle ne peut pas changer spontanément sous l’effet de l’agitation thermique. On modélise l’effacement de cette mémoire en effaçant la barrière, puis en forçant la position à « 0 » avant de recréer le double puit initial. La mesure ultraprécise de la position et de la force exercée permettent de quantifier les échanges d’énergie dans le cadre de la thermodynamique stochastique, qui revisite les notions classiques de travail et chaleur pour les systèmes évoluant à l’échelle des fluctuations thermiques. Les résultats expérimentaux sont interprétés dans ce même formalisme, en y ajoutant l’ingrédient de l’inertie du système : contrairement aux études précédentes où la dissipation domine les échanges d’énergie, la masse du résonateur étudié n’est plus négligeable et doit être prise en compte. Le modèle proposé permet de rendre compte de l’échauffement tout en incluant les effets de dissipation. Une prédiction du coût énergétique des opérations logiques est alors accessible, sans paramètre ajustable, et colle remarquablement bien aux mesures.
À court terme, cette étude se poursuivra par une optimisation, basée sur la compréhension du système, du résonateur et du protocole : quel facteur de qualité du résonateur, quelle forme spatiale du double puits de potentiel, quelle évolution temporelle de la barrière choisir pour minimiser l’échauffement, et donc le coût énergétique d’un effacement ? À long terme, des pistes de recherche pourraient émerger pour les applications concrètes : au rythme actuel des progrès technologiques, la borne de Landauer sera limitante pour les processeurs d’ici 30 à 40 ans.
Références
Dynamics of information erasure and extension of Landauer's bound to fast processes. S. Dago et L. Bellon, Physical Review Letters, paru le 17 février 2022.
DOI: 10.1103/PhysRevLett.128.070604
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