Quand le désordre ne procède plus de l’ordre

Résultat scientifique

Des physiciens théoriciens montrent dans un article récent qu’une correspondance établie en 1988 entre des modèles bidimensionnels de physique statistique à réseaux désordonnés et leurs équivalents ordonnés n’est plus vérifiée dans une classe de systèmes caractérisés par une persistance anormale de corrélations entre configurations.

Une des techniques les plus subtiles que les chercheurs et chercheuses en physique théorique aiment utiliser est l’analogie : considéré d’un certain point de vue, un modèle conçu pour décrire un système physique particulier peut parfois s’avérer rendre compte de tout à fait autre chose. Les exemples abondent, dont le plus simple est sans doute la conformation d’un polymère neutre à l’équilibre thermique qui réalise dans chacune de ses configurations le chemin aléatoire qu’une particule brownienne peut suivre dans un intervalle de temps donné (la longueur du polymère étant l’analogue du temps d’observation). Ces analogies, parfois très difficiles à exhiber, sont souvent extrêmement fécondes, car non seulement elles permettent d’importer les techniques valables dans un cas pour étudier l’autre cas, mais elles en éclairent souvent l’interprétation physique. On peut penser par exemple au modèle d’Ising, conçu pour modéliser la transition paramagnétique-ferromagnétique. Une analogie de ce type a permis de l’interpréter comme décrivant l’équilibre d’un liquide et d’un gaz au voisinage de son point critique, et ce faisant d’expliquer pourquoi le comportement critique des deux systèmes était rigoureusement le même.

Les célèbres formules dites de KPZ (Knizhnik-Polyakov-Zamolodchikov, 1988) constituent un autre exemple beaucoup plus récent d’une telle analogie créatrice. Elles relient les exposants critiques de modèles statistiques sur réseaux bidimensionnels réguliers à ceux des mêmes modèles sur réseaux aléatoires. Ces relations, vérifiées exactement dans un grand nombre de systèmes de mécanique statistique, ont maintenant un statut mathématique rigoureux, sous certaines hypothèses techniques d’indépendance statistique.

Les chemins hamiltoniens sur réseau, c’est à dire les chemins qui visitent sans recoupement tous les sites du réseau, constituent (par leur dénombrement) un modèle statistique critique où les contraintes géométriques sont particulièrement fortes. Une équipe de l’Institut de physique théorique (IPhT, CNRS / CEA) a étudié le cas du réseau bicubique (graphe bidimensionnel de sites bicolores vérifiant deux contraintes, d’une part que tous les nœuds soient d’ordre 3, d’autre part que deux nœuds adjacents connectés soient nécessairement de couleurs différentes, voir figure), dans ses versions ordonnée en nid-d’abeilles et totalement aléatoire (mais vérifiant les contraintes de sa définition). Les exposants critiques du premier cas sont calculés par la méthode classique dite du gaz de Coulomb, tandis que ceux du second peuvent être obtenus numériquement avec une grande précision à partir du dénombrement exact des configurations de chemins hamiltoniens pour des réseaux de taille finie. Les chercheurs montrent dans ce travail que contrairement à ce qui était attendu, les relations de KPZ sont mises en défaut pour certains types d’exposants critiques, indiquant qu’un mécanisme nouveau est à l’œuvre, qui dépasse leur cadre usuel d’application. Ils proposent un procédé (heuristique à ce stade) de renormalisation, à savoir un réajustement des formules KPZ avec un nouveau paramètre, qui semble rétablir la validité de ces relations. Le défi consiste maintenant à comprendre mathématiquement comment les contraintes géométriques particulières des chemins hamiltoniens peuvent influencer la statistique du réseau aléatoire bipartite, et mener à une telle renormalisation. Ces recherches sont publiées dans Nuclear Physics B.

Portions de chemin hamiltonien sur le réseau en nid-d’abeilles (gauche) et sur un réseau bicubique aléatoire
Légende : Portions de chemin hamiltonien sur le réseau en nid-d’abeilles (gauche) et sur un réseau bicubique aléatoire (droite). Noter la bicoloration alternée (noir-blanc) de tous les sites, et leur ordre 3 (trois segments émergent toujours de chaque site).
© Institut de physique théorique (IPhT, CNRS / CEA)
Exemples d’exposants mesurés et leur comparaison à KPZ, avant et après renormalisation
Exemples d’exposants mesurés et leur comparaison à KPZ, avant et après renormalisation
© Institut de physique théorique (IPhT, CNRS / CEA)

 

Références

Exponents for Hamiltonian paths on random bicubic maps and KPZ, P. Di Francesco, B. Duplantier, O. Golinelli, E. Guitter, Nuclear Physics B, paru le 13 janvier 2023.
DOI: 10.1016/j.nuclphysb.2023.116084
Archives ouvertes arXiv

Contact

Emmanuel Guitter
Chercheur au CEA, Institut de physique théorique