Les quatre états fondamentaux possibles de ν=0, représentés par deux spins (flèches rouges et bleues) répartis sur le réseau en nid d'abeille du graphène © F. Parmentier.

Un isolant de Hall quantique électrique et thermique dans le graphène

Résultat scientifique

Le graphène est un semi-conducteur sans bande interdite, ce qui signifie qu'il conduit toujours l'électricité, même à basse température. Cependant, sous un champ magnétique élevé, il devient un isolant électrique, dont la nature est encore loin d'être entièrement comprise. Des physiciennes et physiciens ont étudié les propriétés de transport thermique de cet état isolant particulier à basse température et sous champ magnétique élevé. Ils ont constaté qu'il s'agit également d'un isolant thermique, en contradiction avec les prédictions théoriques récentes.

Référence

Vanishing bulk heat flow in the nu=0 quantum Hall ferromagnet in monolayer graphene, R. Delagrange, M. Garg, G. Le Breton, A. Zhang, Q. Dong, Y. Jin, K. Watanabe, T. Taniguchi, P. Roulleau, O. Maillet, P. Roche & F. D. Parmentier, Nature Physics, publié le 26 octobre 2024.
DOI : 10.1038/s41567-024-02672-0
Archive ouverte : arXiv

Le graphène est un cristal bidimensionnel d’atomes de carbone disposés en nid d’abeille. Il possède des propriétés électroniques, mécaniques, et thermiques extraordinaires. En particulier, le graphène est qualifié de semi-conducteur sans bande interdite, car ses bandes de valence et de conduction électroniques se touchent en un point, appelé point de Dirac. Ainsi, s’il est possible de moduler la résistance électrique par effet de champ, comme dans un transistor, il reste toujours conducteur, même à très basse température. En revanche, sous fort champ magnétique (typiquement 5 teslas) et à basse température (en-deçà de 4 degrés Kelvin), le graphène adopte un état isolant robuste au niveau du point de Dirac, appelé ν=0. Cet état est inhabituel, n’étant pas prédit par les théories usuelles de l’effet Hall quantique qui décrivent les propriétés du graphène dans ces conditions. Celles-ci prédisent une conduction électrique parfaite sur les bords de l’échantillon.

Ces recherches ont été menées dans les laboratoires suivants

 

  • Service de Physique de l’Etat Condensé (SPEC, CEA / CNRS)
  • Centre de Nanosciences et Nanotechnologies (C2N, CNRS / Université Paris-Saclay)

 

Malgré près de deux décennies de travaux théoriques et expérimentaux intenses, la nature de ν=0 reste un domaine de recherche très actif et fascinant. En effet, pour comprendre les propriétés de cet état, il est nécessaire de prendre en compte les interactions électroniques qui deviennent dominantes à basse température et fort champ magnétique. Celles-ci donnent lieu à l’émergence d’un ferromagnétisme de spin et de sous-réseau : les électrons du graphène peuvent non seulement avoir leur moment magnétique intrinsèque, ou spin, pointant tous dans la même direction, ou peuvent être tous spatialement localisés dans un des deux sous-réseaux atomiques définissant le nid d’abeille du graphène (voir Figure 1). La compétition entre ces deux ferromagnétismes peut générer plusieurs états fondamentaux candidats pour ν=0 (représentés Figure 1), fournissant un riche diagramme de phase avec plusieurs paramètres variables accessibles expérimentalement. 

Figure 1.
Figure 1 : Les quatre états fondamentaux possibles de ν=0, représentés par deux spins (flèches rouges et bleues) répartis sur le réseau en nid d'abeille du graphène. Jaune : phase antiferromagnétique : les deux spins opposés résident sur un sous-réseau séparé. Violet : phase ferromagnétique : les deux spins sont alignés, chacun sur son sous-réseau. Orange : phase de distorsion de Kekule : les deux spins opposés vivent sur une superposition des deux sous-réseaux. Cyan : phase de polarisation du sous-réseau : les deux spins opposés vivent sur le même sous-réseau.Le dessin central illustre le principe de l'expérience, où la chaleur est transportée d'une électrode chaude (rouge) à une électrode froide (violette) à travers ν=0. Seules les phases antiferromagnétiques et de distorsion de Kekule sont des conducteurs thermiques à basse température.

Alors que la plupart des expériences sondant ν=0 à ce jour sont basées sur le transport d'électrons, plusieurs travaux théoriques récents ont suggéré de se tourner vers les mesures de conductance thermique. En effet, non seulement il est pertinent d'utiliser la conductance thermique pour sonder un système électriquement isolant, mais, plus fondamentalement, la nature ferromagnétique de ν=0 dote ses états fondamentaux candidats de propriétés thermiques non triviales, car la chaleur peut être transportée par des ondes collectives (de spin ou de sous réseau) ne transportant pas de charge. Ainsi, la conductance thermique à basse température de ν=0 reflète directement son état fondamental. En particulier, les théoriciens ont prédit que les deux candidats les plus probables pour l’état fondamental ont une conductance thermique finie, même à très basse température. 

Pour sonder la conductance thermique de ν=0, les physiciennes et physiciens ont utilisé le fait qu’en dehors du point de Dirac, le graphène sous fort champ magnétique présente un effet Hall quantique « usuel ». Le courant électrique y est porté de manière parfaite, sans dissipation, le long des bords du graphène. Ainsi, lorsqu’un courant électrique passe dans un échantillon de graphène, la puissance électrique dissipée par effet Joule l’est uniquement dans les électrodes métalliques connectant l’échantillon. Cela permet de définir des réservoirs chauds dont la température peut être contrôlée et mesurée de manière très précise, à moins d’un millième de degré Kelvin. En connectant ces réservoirs à une région de graphène réglée dans l’état ν=0, il est alors possible de détecter si cette dernière transporte de la chaleur. Les scientifiques ont adapté cette technique à plusieurs échantillons de graphène monocouche, dans des géométries complémentaires permettant de sonder à la fois le transport de charge et la conductance thermique à ν=0 (Figure 2).

Figure 2.
Figure 2. Gauche : Croquis de la géométrie de conductance thermique « à deux terminaux », permettant de mesurer le flux thermique entre les électrodes de la source (brique rouge) et du détecteur (brique violette). Les parties externes de l'échantillon permettent de contrôler et de mesurer les températures de la source et du détecteur TS et TD. Droite : Photographie au microscope optique d'un des dispositifs fabriqués pour mettre en œuvre cette géométrie, ainsi que le câblage expérimental schématisé.

 

De manière surprenante, cette expérience montre que, quelle que soit la géométrie de l'échantillon, le champ magnétique et les températures accessibles, la conductance thermique mesurée à ν=0 est négligeable (voir Figure 3). Cela suggère que ν=0 est à la fois un isolant électrique et un isolant thermique. En dépit des prédictions théoriques, aucun des états fondamentaux candidats ne serait alors un conducteur thermique. Cela appelle à des recherches expérimentales et théoriques supplémentaires. Ces résultats sont publiés dans la revue Nature Physics.

Figure 3.
Figure 3 : Résultats typiques de l'expérience. Gauche : Températures de la source (rouge) et du détecteur (violet) en fonction du courant de chauffage de la source. Alors que la source chauffe, le détecteur reste à basse température, ce qui indique une absence de chauffage. Droite : Situation inverse avec le détecteur qui se réchauffe, ce qui conduit également à une absence de chauffage dans la source.

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Contact

François Parmentier
Chargé de recherche CNRS, Service de physique de l'état condensé (SPEC)
Communication CNRS Physique