Un qubit supraconducteur comme capteur ultrasensible dans le domaine radiofréquence

Résultat scientifique

Des scientifiques viennent de réaliser un nouveau type de bit quantique supraconducteur à basse fréquence dont la sensibilité aux charges électriques est à même de permettre le contrôle et la mesure de l’état quantique d’un résonateur mécanique.

Les physiciennes et physiciens sont toujours à la recherche d’une théorie unificatrice qui serait capable de décrire à la fois la mécanique quantique et la relativité générale, qui aujourd’hui restent largement incompatibles malgré des décennies d’efforts soutenus pour résoudre leurs contradictions. Cette quête est un véritable défi à la fois pour les théoriciens et les expérimentateurs, dans la mesure où les échelles respectives des phénomènes quantiques et gravitationnels sont extrêmement différentes : alors que les signatures proprement quantiques de superposition se manifestent principalement aux échelles atomiques et moléculaires, la relativité générale est une théorie de la gravitation qui nécessite des objets extrêmement massifs comme les étoiles et les galaxies pour que ses effets propres soient mesurables.

Une voie actuelle de recherche qui semble prometteuse pour combler ce vide expérimental consiste à vouloir mesurer et contrôler les vibrations quantiques d’un résonateur mécanique mésoscopique dont la masse est très supérieure à celle des objets moléculaires, ce qui permettrait par exemple de tester des théories imputant la décohérence quantique à des effets gravitationnels (théorie de Diosi-Penrose). Cependant, détecter les vibrations quantiques d'un résonateur mécanique, ou même préparer un tel objet dans une superposition quantique où il peut être vu comme occupant simultanément deux positions distinctes, nécessite de mesurer et contrôler le système avec un dispositif lui-même quantique comme un qubit supraconducteur. Le problème est que les qubits, développés pour l’information quantique, fonctionnent à des fréquences largement supérieures à celles des résonateurs mécaniques typiques développés en laboratoire, et donc ne sont que très peu sensibles à la dynamique de ces derniers.

En améliorant un dispositif nommé fluxonium, un consortium composé du Laboratoire Kastler Brossel (LKB, CNRS / Collège de France / ENS-PSL / Sorbonne Université), de l’équipe Quantronique du SPEC (CEA), de l’équipe Quantic (INRIA), du Laboratoire de physique de l'ENS (LPENS, CNRS / ENS-PSL / Sorbonne Université / Université Paris Cité) et de la startup Alice & Bob a réussi à fabriquer un qubit supraconducteur fonctionnant à la même fréquence que ces résonateurs mécaniques. Ce « fluxonium lourd » est par ailleurs un capteur de charge électrique de très haute sensibilité. En réduisant la fréquence des qubits supraconducteurs d’un facteur 1000, et en utilisant leur sensibilité extrême aux fluctuations de charge électrique, les chercheurs apportent un élément déterminant pour des expériences futures sur des systèmes quantiques mésoscopiques, qui lèveront le voile sur ce domaine charnière où la gravitation et la mécanique quantique se rencontrent. Ces résultats sont publiés dans Physical Review X.

            Pour aller plus loin :

Les qubits supraconducteurs sont un système de choix pour la technologie des ordinateurs quantiques. Ce sont des systèmes dont le composant de base est une jonction Josephson, réalisée avec deux couches de matériaux supraconducteurs séparées par une couche d'oxyde métallique isolante, à travers laquelle les électrons peuvent passer par effet tunnel. Les qubits supraconducteurs appelés transmons, utilisés dans les ordinateurs quantiques industriels (Google, IBM, Amazon, …), sont composés d’une seule jonction Josephson dont les deux électrodes sont électriquement isolées l’une de l’autre. La fréquence de transition dans ces systèmes--dictée par la vitesse d’oscillation des charges électriques d’une électrode à l’autre--se situe dans la gamme des micro-ondes (quelques GHz), proche de la fréquence des signaux des téléphones cellulaires.

Au contraire, le fluxonium se distingue par sa structure unique. Il est composé d’une boucle supraconductrice : les deux électrodes d’une petite jonction (surface de 100 nm x 100 nm) sont connectées entre elles par une chaîne de plusieurs centaines de jonctions de plus grande taille (environ 1 micron x 1 micron) qui peut être assimilée à une inductance de valeur très importante (près de 1 µH pour une surface totale de moins de 0.002 mm²). Les deux états discrets de ce qubit correspondent à des « courants permanents », parcourant la boucle supraconductrice dans un sens ou dans l’autre. La différence d’énergie entre ces deux états dépend cette fois du champ magnétique appliqué à la boucle. Cet arrangement permet d’abaisser sensiblement la fréquence de transition qui est directement proportionnelle à la différence d’énergie entre ces deux états. Toutefois, faire fonctionner un qubit à une fréquence basse présente plusieurs défis.  Par exemple, le qubit est inévitablement affecté par des facteurs externes tels que les excitations thermiques ou le bruit magnétique, ce qui peut perturber son comportement quantique.

Ce travail surmonte de tels défis, démontrant le fonctionnement d'un qubit avec une fréquence de transition de 2 MHz, comparable aux ondes radio moyennes. Cette fréquence environ 1000 fois plus faible que celle des qubits usuels est nettement inférieure à celle du rayonnement de corps noir à la température de l’expérience (10 mK). En d’autres termes, le qubit doit être très bien isolé de son environnement pour éviter que les radiations émises n’induisent des transitions aléatoires entre ses deux états. De plus, à une valeur spécifique du champ magnétique, les états du qubit consistent en une superposition de type chat-de-Schrödinger des deux états de courant permanents de sens opposé. A ce point de fonctionnement, ce travail démontre que le qubit présente une sensibilité très importante à un champ électrique appliqué. C’est cette propriété remarquable qui pourrait être utilisée pour détecter les vibrations quantiques d’un résonateur mécanique quasiment résonant, ou encore de préparer un tel objet massif dans une superposition où il occupe deux positions distinctes simultanément.

Illustration Deléglise
Figure : (a) Schéma électrique du fluxonium. La superinductance est représentée en bleu, la jonction Josephson est représentée en rouge, et le condensateur en vert. (b) Image au microscope électronique à balayage du circuit. L’image est colorisée avec le même code couleur que pour (a). (c ) Zoom sur la superinductance et sur la jonction Josephson © Najera-Santos et. al.

Références

High-sensitivity AC-charge detection with a MHz-frequency fluxonium qubit, B.-L. Najera-Santos, R. Rousseau, K. Gerashchenko, H. Patange, A. Riva, M. Villiers, T. Briant, P.-F. Cohadon, A. Heidmann, J. Palomo, M. Rosticher, H. le Sueur, A.Sarlette, W. C. Smith, Z. Leghtas, E. Flurin, T. Jacqmin,1 et S. Deléglise, Physical Review X, publié le 24 janvier 2024.
Doi : 10.1103/PhysRevX.14.011007
Archive ouverte : arXiv

Contact

Samuel Deléglise
Chercheur CNRS, Laboratoire Kastler Brossel (LKB)
Communication CNRS Physique