Une histoire précoce de la Terre à la lumière du paradoxe du xénon manquant
En montrant expérimentalement pour la première fois que le piégeage du xénon dans des minéraux silicatés à haute pression et à haute température conduit à son fractionnement isotopique, des scientifiques ont résolu le « paradoxe du xénon manquant » et proposé un scénario relatif à l’histoire précoce de la Terre.
Le paradoxe du xénon (Xe) manquant a été progressivement établi depuis les années 1960 : la proportion de Xe par rapport aux autres gaz rares dans l’atmosphère terrestre – ou martienne – est beaucoup plus faible que celle attendue si l’on se réfère à celle trouvée dans les météorites contemporaines de la formation du système solaire. Ce déficit est encore plus marqué pour les isotopes légers du xénon. Une piste explorée depuis deux décennies est la possible réactivité chimique du xénon, bien qu’il soit un gaz rare : dans les conditions de pression et de température des intérieurs planétaires, il réagit avec les matériaux silicatés de la croûte et du manteau. Pour la première fois, des chercheuses et des chercheurs de l’Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie (IMPMC, CNRS/MNHN/Sorbonne Univ.) et du Laboratoire de physique des deux infinis (LP2i, CNRS/Univ. de Bordeaux), ont montré expérimentalement que cette réactivité chimique du xénon conduit à un piégeage plus important de ses isotopes lourds. La mesure précise de ce fractionnement isotopique a conduit à faire évoluer le scénario de formation de la Terre à partir d’impacts entre des embryons planétaires : il a fallu au moins une dizaine de ces impacts pour obtenir les proportions de Xe mesurées dans son atmosphère. Au-delà de l’élucidation du paradoxe du xénon manquant, la compréhension de la chimie du xénon ouvre des perspectives de recherche plus appliquées dans l’étude des réacteurs nucléaires ou de la propulsion spatiale où il se trouve des conditions voisines. Ces travaux font l’objet d’une publication dans la revue Nature.
Lors de cette collaboration interdisciplinaire (physique, chimie, planétologie), les scientifiques ont étudié la réactivité chimique du xénon en mettant en présence le gaz et des minéraux silicatés, dans des conditions de température et de pression élevées (3,5 GPa, de 800 à 1100°C) comparables à celles supposées lors de la formation de la Terre. Grâce à sa polarisabilité, Xe n’est pas aussi inerte chimiquement que les autres gaz rares et peut se substituer à un atome de Si. L’équilibre physico-chimique du xénon entre la phase gazeuse et la phase minérale favorise la présence des isotopes les plus lourds dans la phase minérale. En faisant fondre les minéraux par laser pour analyser le xénon piégé grâce à des mesures fines de spectrométrie de masse, les chercheurs ont confirmé l’efficacité de ce piégeage dans les minéraux et quantifié l’enrichissement en isotopes lourds qui en résulte. De cette mesure, ils ont pu déduire un modèle multi-impacts de formation de la Terre (figure). En effet, au moment de l’impact entre deux embryons planétaires, appelés aussi protoplanètes, un océan magmatique se forme, à des pressions et températures telles que le xénon réagit et est piégé dans les minéraux alors que l’atmosphère contenant le xénon gazeux est éjectée. Une partie du xénon piégé en profondeur sera libéré dans l’atmosphère lors de l’ère géologique suivante, notamment par volcanisme. Un seul impact ne pourrait pas expliquer la proportion de xénon lourd actuellement observée. Il en a fallu une dizaine, ce qui est compatible avec la taille de la Terre.
Référence
Hadean isotopic fractionation of xenon retained in deep silicates. Igor Rzeplinski, Chrystèle Sanloup, Eric Gilabert & Denis Horlait, Nature, paru le 22 juin 2022.
DOI : 10.1038/s41586-022-04710-4