Vers une photochimie à l’échelle sub-moléculaire
En concentrant la lumière dans un volume nanométrique au sommet d'une pointe métallique, des chercheurs et chercheuses ont réussi à contrôler à l'échelle sub-nanométrique une réaction photochimique élémentaire, ce qui ouvre la voie à une nouvelle stratégie de synthèse de molécules complexes.
La photosynthèse, la photopolymérisation, la photodégradation des plastiques ou la vision sont quelques uns des nombreux processus chimiques importants déclenchés par l'absorption de lumière. Encore mal compris, ils reposent tous sur des interactions lumière-matière très fondamentales car mettant en jeu un photon et une unique molécule. Une compréhension profonde et un contrôle accru de ces réactions photo-induites nécessiteraient ainsi que l’on soit capable de manipuler la lumière à l’échelle de la taille d’une molécule, le nanomètre. Toutefois, la longueur d'onde de la lumière visible (400-800 nm) étant de deux ordres de grandeurs supérieure à la taille typique des molécules organiques habituellement mises en jeu dans une réaction photochimique (1-4 nm), atteindre la maîtrise expérimentale de cette échelle nanométrique peut sembler a priori tout simplement techniquement impossible.
Dans un article récent, une équipe de l'Institut de physique et chimie des matériaux de Strasbourg (IPCMS, CNRS / Université de Strasbourg) a pourtant démontré qu’un tel niveau de contrôle est possible. Leur stratégie consiste à utiliser un effet d’antenne apparaissant à l’apex d’une pointe métallique placée en regard d’un échantillon métallique (voir figure). En effet, une antenne convertit un rayonnement se propageant dans l’espace libre en une énergie localisée. L’utilisation d’une pointe métallique permet ainsi de concentrer une excitation laser dans un volume de l’ordre du nanomètre cube. Cet effet d'antenne avait déjà été utilisé auparavant pour générer des cartes de fluorescence qui rendaient compte des modulations inférieures au nanomètre. Ici, plutôt que d'utiliser la lumière confinée à l’apex de la pointe uniquement comme sonde de fluorescence, les chercheurs strasbourgeois ont eu l’idée de l’utiliser pour déclencher une réaction chimique au sein d'une molécule unique. À cette fin, ils ont donc focalisé le faisceau d'une source laser accordable sur la pointe d'un microscope à effet tunnel fonctionnant à des températures cryogéniques (voir figure). Sous l’effet de cette excitation lumineuse, ils ont observé des changements au sein de molécules isolées de phthalocyanine placées sous la pointe du microscope. Ces molécules auraient une symétrie d’ordre 4, si leur coeur n’abritait pas deux paires de groupements N et HN en quinconce. Cet arrangement central peut basculer en une forme équivalente où les groupements N et HN échangent leur place, par mouvement concerté des deux protons H des groupements HN, un phénomène connu sous le nom de tautomérisation, une réaction chimique modèle. Comme le confinement du champ optique à l'apex de la pointe est plus petit que la taille typique de la molécule, les chercheurs ont montré que le taux de réaction et le tautomère issu de la réaction photoinduite peuvent être contrôlés avec une précision spatiale exceptionnelle, en plaçant simplement la pointe sur différentes parties de la molécule.
Cette technique peut en principe être appliquée à la plupart des réactions photo-activées naturelles et artificielles avec la même résolution spatiale. Elle constitue une approche puissante pour accéder aux aspects les plus fondamentaux de la photochimie, en fournissant des informations sur les étapes et les mécanismes des réactions. Elle pourrait également conduire à une photochimie régio-sélective, où les réactions seraient générées de manière contrôlable sur des sous-parties d'une molécule. Il est donc permis de rêver à la synthèse de molécules complexes qui ne pourraient être obtenues par d'autres approches. Ces résultats sont publiés dans Nature Nanotechnology.
Références
Submolecular-scale control of phototautomerization, Anna Roslawska, Katharina Kaiser, Michelangelo Romeo, Eloïse Devaux, Fabrice Scheurer, Stéphane Berciaud, Tomas Neuman et Guillaume Schull, Nature Nanotechnology, publié le 27 février 2024.
Doi : 10.1038/s41565-024-01622-4
Archive ouverte : arXiv