Des fibres optiques pour reproduire les solutions d’équations non linéaires
Certaines équations sont universelles, valables dans des domaines très divers, et y introduire la non-linéarité est nécessaire pour modéliser le caractère complexe ou extrême de certains phénomènes. Dans ce travail, des solutions à de telles équations sont étudiées grâce à la propagation de lumière dans une fibre optique à haut débit : elles montrent comment l'interaction forte entre plusieurs ondes peut conduire à la formation d'une "molécule photonique".
Les ondes de respiration (breathers) sont une famille d'ondes qui se propagent sans perdre d'énergie et dont la forme et l’amplitude varient périodiquement, ce qui peut se traduire par la formation de pics extrêmes d’amplitude (voir illustration). Un cas limite de ces ondes (lorsque la périodicité tend vers l'infini) est le soliton de Peregrine, bien connu en hydrodynamique comme un prototype de vague extrême. Ces ondes sont solution d'une équation très générale appelée équation de Schrödinger non-linéaire et peuvent exister aussi dans de nombreux autres domaines tels que les plasmas astrophysiques, l'optique ou les atomes froids. Elles sont le plus souvent très sensibles aux perturbations et difficiles à observer, mais, depuis une dizaine d'années, les fibres optiques se sont révélées très performantes pour les reproduire et les étudier grâce en particulier à un contrôle très précis de la lumière envoyée dans la fibre. Dans ce travail, des physiciens du Laboratoire Interdisciplinaire Carnot de Bourgogne (ICB, CNRS/Univ. Bourgogne/UTMB) en collaboration avec des physiciens de Russie, d'Australie et des Etats-Unis, ont revisité l'équation de Schrödinger non linéaire : ils ont trouvé mathématiquement et réalisé expérimentalement des solutions à deux ondes de respiration en interaction forte, les deux ondes créant une nouvelle structure périodique ou quasi-périodique appelée molécule photonique. Allant au-delà des études précédentes sur les solitons, ce résultat valide définitivement la nouvelle voie de recherche suggérée il y a bientôt 50 ans par les mathématiciens et les théoriciens sur les molécules photoniques.
Pour former une molécule photonique, les deux ondes doivent se propager à des vitesses identiques et être suffisamment proches pour être en interaction forte. De nouvelles fréquences caractéristiques apparaissent alors qui peuvent être par exemple la somme ou la différence des fréquences de chacune des ondes, et la structure de l'onde résultante est périodique s'il existe un rapport rationnel entre ces dernières. Les solutions mathématiques de l'équation de Schrödinger non-linéaire correspondant à ces molécules photoniques ont été obtenues analytiquement. Ces solutions ont été reproduites en introduisant dans une fibre optique standard, utilisée pour les réseaux de télécommunications longue distance, la lumière infrarouge issue d'un peigne de fréquences, c'est-à-dire d'un laser émettant des d'impulsions à haut taux de répétition correspondant à une série de fréquences équidistantes. La propagation est sans perte significative sur des distances jusqu'à 3 km, mais légèrement différente pour chaque fréquence. L'observation des molécules photoniques est alors conditionnée à un façonnage très précis de l’onde à l’entrée de la fibre, c’est-à-dire une optimisation minutieuse de la bande de fréquences du peigne ainsi que l’amplitude et la phase de chacune des fréquences. Des structures périodiques correspondant à l'interaction de deux et de trois ondes de respiration ont été observées (voir illustration) avec un accord quasi-parfait avec les solutions mathématiques.
Ces travaux associent les mathématiques appliquées et la physique fondamentale pour reproduire expérimentalement des solutions mathématiques de phénomènes non-linéaires. En faisant le lien entre l'optique non-linéaire et la modélisation des évènements extrêmes, ils montrent comment des fibres télécom peuvent devenir une plateforme d'études de la formation d'ondes complexes.
Référence
Breather waves molecules. G. Xu, A. Gelash, A. Chabchoub, V. Zakharov et B. Kibler, Physical Review Letters, le 27 février 2019.