Quand la lumière cohérente révèle un comportement universel
Dans un condensat de Bose-Einstein constitué d’excitations quantiques couplant des photons et des excitations électroniques, des scientifiques ont retrouvé la signature d’une physique universelle décrivant la croissance des interfaces en physique classique.
Parmi les sciences expérimentales, la physique est sans doute celle qui recherche le plus systématiquement à réunir sous des descriptions unificatrices la diversité que les phénomènes montrent en apparence. Cette recherche d’universalité est notamment constamment à l’œuvre en physique statistique où dans bien des cas, les propriétés macroscopiques qui émergent d’un système constitué d’un très grand nombre de particules ou de sous-systèmes microscopiques sont finalement assez peu dépendantes de la nature précise de ces constituants. Ainsi, les transitions bien connues de cristallisation ou de vaporisation d’un liquide ont-elles des caractéristiques complètement indépendantes de la nature moléculaire du liquide considéré.
Un autre exemple plus complexe est fourni par les phénomènes de croissance, comme le givre qui se dépose sur une fenêtre ou la ligne d’horizon d’une ville moderne soumise à des contraintes de construction. À l’inverse des transitions de phase, il s’agit en effet d’un effet hors équilibre où la hauteur du front en croissance h(x,t) dépend non seulement de l’espace (un front de croissance est toujours étalé spatialement), mais également du temps. En 1986, les physiciens Kardar, Parisi et Zhang ont montré que dans un très grand nombre de cas, l’interface en croissance développe des propriétés aux grandes échelles spatio-temporelles indépendantes des détails précis des interactions locales, décrite par une équation appelée depuis « KPZ ». Mathématiquement, cette universalité s’incarne dans le fait que certaines grandeurs physiques particulières, appelées « exposants critiques dynamiques », ne dépendent que de la dimensionnalité de l’interface considérée.
Une équipe internationale de chercheuses et chercheurs vient de démontrer expérimentalement que la classe d’universalité KPZ se rencontre également dans des systèmes photoniques, un effet prédit théoriquement en 2015. Les moyens et le savoir-faire en nanotechnologies du Centre de nanosciences et de nanotechnologies (C2N, CNRS / Université Paris-Saclay) ont permis de sculpter des réseaux de microcavités optiques dans des matériaux semiconducteurs (voir Fig.a, vignette du bas). La lumière piégée dans les cavités se couple à des excitations électroniques pour former des quasi-particules hybrides lumière-matière appelées polaritons de cavité. Ces polaritons peuvent s’accumuler massivement dans un même état quantique et former un état collectif cohérent appelé condensat de Bose-Einstein (voir Fig.a, vignette du haut). A un instant donné, la phase du condensat dépend de la position et définit ce que l’on appelle un front d’onde. Celui-ci évolue au cours du temps d’une façon similaire à celle d’une interface (voir Fig.b). L’équipe du C2N a généré des condensats de polaritons unidimensionnels et a sondé, par des expériences d’interférométrie optique, la cohérence de l’émission en fonction de l’espace et du temps. En parallèle, des simulations numériques ont été menées en collaboration avec le Laboratoire de physique & modélisation des milieux condensés (LPMMC, CNRS / Université Grenobles Alpes) à Grenoble. Elles ont reproduit très finement les résultats de l’expérience, et ont confirmé que la physique sous-jacente relevait bien de la classe d’universalité KPZ en 1D (voir Fig.c). En outre, elles ont donné accès à une compréhension profonde de ce nouveau système, qui diffère par certains aspects de la phénoménologie habituelle des fronts de croissance. En effet, comme la variable décrivant ici l’interface est un angle, défini périodiquement entre 0 et 2π, l’interface peut s’enrouler sur elle-même et former des excitations localisées. Ce type de défauts dits « topologiques » peut potentiellement détruire la signature traditionnelle de l’universalité du modèle KPZ. Les simulations numériques ont cependant prouvé que dans le régime où opèrent les expériences, les corrélations KPZ sont résilientes à l’apparition de tourbillons, car ceux-ci apparaissent et disparaissent en faible nombre et surtout par paires de tourbillons de vorticités opposées. Des scientifiques du laboratoire Matériaux et phénomènes quantiques (MPQ, CNRS / Université Paris Cité), du laboratoire Physique des lasers atomes et molécules (PhLAM, CNRS / Université de Lille) et de l’Institut Néel (NEEL, CNRS) ont aussi participé à cette étude publiée dans la revue Nature.
Ce travail ouvre un nouveau champ d’exploration de la physique KPZ dans les systèmes quantiques et du riche diagramme de phase des condensats de Bose-Einstein. Cette physique très générale s’applique à tous les condensats ouverts, c’est-à-dire pour lesquels des particules entrent et sortent continûment du système. Les lasers font partie de cette classe de systèmes et cette étude pourra s’avérer déterminante pour l’optimisation de lasers étendus à l’état solide. Enfin tous les ingrédients sont réunis pour sonder pour la première fois de façon expérimentale les corrélations KPZ dans un système bidimensionnel. Ce défi expérimental va être tenté très prochainement dans les condensats de polaritons bidimensionnels que le C2N sait réaliser.
Références
Kardar–Parisi–Zhang universality in a one-dimensional polariton condensate, Fontaine, Q., Squizzato, D., Baboux, F. et al., Nature, Paru le 24 août 2022.
DOI : 10.1038/s41586-022-05001-8
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