Interactions sociales entre piétons : s’éviter le mieux possible...
Une foule de piétons ne se meut pas de la même manière dans tout type d’espace et à toute densité. Des physiciens montrent que les schémas d’analyse issus de la mécanique des fluides sont pertinents dans le cas d’assemblées de piétons en mouvement, et révèlent deux modes d’interaction distincts selon la nature des écoulements en jeu.
La théorie de la mécanique des fluides, formalisée dans sa version moderne aux XVIIIème et XIXème siècles, doit beaucoup à Osborne Reynolds (1842-1912), qui le premier comprit que les différents régimes d’écoulement (laminaires, turbulents, intermittents, pilotés ou non par la gravité, etc...) peuvent toujours se paramétrer par des rapports de grandeurs physiques de même dimension (ces rapports sont appelés « nombres sans dimension »). Grâce à cette observation, on peut décrire des expériences très différentes dans leurs échelles spatiales, leurs constituants et les vitesses mises en jeu par un même corpus d’équations physiques et, ce faisant, transposer des expériences en dimensions réduites (par exemple en soufflerie) à une réalité de terrain. Cette réduction a permis à la recherche et aux ingénieurs en aéro- ou hydrodynamique de faire de spectaculaires progrès en donnant la possibilité de valider, sur une base rigoureuse, tel ou tel modèle approché par des expériences de laboratoire.
En dynamique des foules, si l’idée a été proposée de longue date que des piétons en écoulements relativement denses ressemblent à un fluide en écoulement, le raisonnement de Reynolds visant à caractériser les différents régimes d’écoulement par un ensemble de nombres sans dimension n’avait jamais été adapté dans ce cas. Dans un travail très récent, des chercheurs de l'Institut Lumière Matière (ILM, CNRS / Université Claude Bernard Lyon 1), du Forschungszentrum de Jülich et de l’ITP de Cologne (Allemagne) ont entrepris de caractériser les écoulements de piétons selon la valeur de nombres sans dimension. Ils ont pour cela exploité une très large gamme de mesures empiriques et expérimentales, qui leur a permis de classifier la grande variété des écoulements piétons en des groupes peu ou prou homogènes de situations, dominés par les mêmes processus et au sein desquels on observe des types d’agencement semblables des piétons (voir figure). Ils ont montré que deux nombres sans dimension sont importants, nommés respectivement « intrusion » (In) et « évitement » (Av). Le premier, relié à la densité locale, quantifie les intrusions dans les espaces privés (la « bulle sociale » de chaque piéton), et prend des valeurs très élevées lorsque les piétons sont forcés d’entrer physiquement en contact. Le second rend compte des risques de collision imminente, en comparant le temps estimé avant une éventuelle collision à un horizon temporel de prévision. Ces quantités décrivent des mécanismes différents : pour caricaturer, dans une foule compacte, mais au mouvement uniforme ou bien en situation statique, le piéton cherche avant tout à maintenir son espace privé, sans crainte de collision, comme c’est le cas dans les expériences de « salle d’attente » ou de « file » ci-dessous, tandis que des marcheurs ou des joggeurs épars, sans direction commune, se soucient avant tout de s’écarter des trajectoires conduisant à une collision. Les foules ne s’écoulent donc pas toutes de la même manière et le recours à ces nombres sans dimension permet d’apporter de l’ordre à la profusion de situations envisageables, en les rangeant selon les valeurs de ces nombres. À l’aune de ces résultats, il devient possible de préciser le régime de validité des différents modèles concurrents qui servent à simuler la dynamique piétonne, soit à des fins académiques, soit de manière très pratique pour dimensionner de nouveaux édifices et prévoir les flux en leur sein. Ces résultats sont publiés dans la revue PNAS Nexus.
Références
Dimensionless numbers reveal distinct regimes in the structure and dynamics of pedestrian crowds, Jakob Cordes, Andreas Schadschneider, Alexandre Nicolas, PNAS Nexus, publié le 19 mars 2024.
Doi : 10.1093/pnasnexus/pgae120
Archive ouverte : arXiv