L'évaporation des gouttes : un problème à prendre avec gravité !
En étudiant l’évaporation d’une goutte instable remontant sous l’effet de la poussée d’Archimède, des chercheurs ont montré que les lois habituellement utilisées pour rendre compte de la stabilité des émulsions sont en fait substantiellement affectées par la présence de la pesanteur, une caractéristique jusqu’alors totalement négligée.
La séparation de phases est un processus dynamique omniprésent et fondamental qui caractérise l'évolution irréversible d'un système initialement hors équilibre vers un équilibre pour lequel deux phases sont bien séparées par une interface (transitions liquide-gaz, liquide-liquide, liquide-solide, etc). Cette dynamique se caractérise par la nucléation de domaines d’une phase qui grossissent librement dans l’autre phase avant d’atteindre le régime de mûrissement d'Ostwald durant lequel les plus gros domaines croissent au détriment des plus petits, lesquels disparaissent. La théorie classique, dite d'évaporation-condensation de Lifshitz, Slyozov et Wagner, prédit une dynamique temporelle d’évaporation des domaines selon une loi en puissance du temps avec un exposant 1/3.
Néanmoins, bien qu’essentielle dans le mécanisme de mûrissement d'Ostwald, la décroissance d’un domaine individuel n’avait jamais été explorée. Pour étudier l’évaporation à l’échelle d’un domaine unique, ici une goutte liquide dans un autre liquide, une collaboration réunissant des chercheurs du Laboratoire ondes et matière d'Aquitaine (LOMA, CNRS / Université de Bordeaux) et du Centre de Recherche Paul Pascal (CRPP, CNRS / Université de Bordeaux) sont partis d’un système liquide-liquide à l’équilibre. Ils ont ensuite utilisé la pression de radiation d’une onde laser pour déformer l’interface entre les deux liquides et transférer opto-mécaniquement une goutte unique constituée du liquide le plus léger à une altitude donnée dans le liquide le plus lourd. Cette goutte est ensuite "lâchée" optiquement et s’évapore, car elle est hors équilibre thermodynamiquement du fait de son interface courbée (qui augmente légèrement sa pression interne), tout en remontant vers l’interface entre les deux liquides car elle est plus légère que son milieu environnant comme illustré sur la figure. Les chercheurs ont observé que l’évaporation de ce domaine unique était plus rapide que prévu théoriquement et suivait plutôt une loi temporelle caractérisée par un exposant α≃ 1/2. Cet exposant est attribuable aux effets de la gravité qui non seulement font remonter la goutte mais établissent également une stratification au sein des liquides (variation verticale de densité) pour satisfaire l’équilibre thermodynamique en présence de pesanteur. Ainsi, en remontant, la goutte formée s’évapore dans un liquide de composition variable selon l’altitude, à l’image par exemple de l’atmosphère terrestre.
Les chercheurs ont alors développé un modèle théorique incorporant ces effets de gravité, qui permet non seulement de prédire l’exposant 1/2 observé mais aussi d’identifier les conditions expérimentales pour lesquelles une évaporation dite "classique" avec l’exposant α ≃ 1/3 serait retrouvée. Cette dernière est effectivement obtenue lorsque la stratification est réduite, mais le modèle montre que cet ingrédient seul est insuffisant car la taille du domaine qui s’évapore joue également un rôle essentiel dans la dynamique : plus elle est grande et plus on s’éloigne de l’exposant α ≃ 1/3 comme indiqué schématiquement sur la figure. Ainsi, l’influence de la gravité sur l’évaporation peut s’avérer significative en conditions classiques alors que naïvement tout pousserait à penser le contraire, ce qui pourrait influencer certains processus de synthèse de matériaux. Ce travail, publié dans Physical Review Letters, a été sélectionné par les éditeurs et fait l’objet d’une présentation dans le magazine online APS Physics Magazine.
Référence
Decay Dynamics of a Single Spherical Domain in Near-Critical Phase-Separated Conditions, Raphael Saiseau, Henri Truong, Thomas Guérin, Ulysse Delabre, et Jean-Pierre Delville, Physical Review Letters, publié le 3 juillet 2024.
Doi : 10.1103/PhysRevLett.133.018201
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