La nouvelle méthode publiée (SDP pour "semidefinite programming") fournit des bornes certifiées : on prouve mathématiquement que la valeur exacte est dans un certain intervalle (en orange et bleu sur la figure) © I. Frérot

Certifier les propriétés des états quantiques à N corps

Résultat scientifique

Une nouvelle approche théorique du problème quantique à N corps a été développée, qui donne pour la première fois accès à une estimation rigoureuse des erreurs commises par les solutions approximatives calculées par des simulations numériques utilisant des méthodes traditionnelles.

Le problème quantique à N corps, qui décrit un grand nombre de particules quantiques en interaction, est considéré aujourd'hui comme la frontière ultime en termes de complexité pour les théoriciens de la physique quantique. L'impossibilité de stocker et manipuler dans les ordinateurs classiques les objets mathématiques associés à cette théorie, à savoir les fonctions d'ondes à N corps, est par exemple une des motivations importantes actuelles pour construire des ordinateurs quantiques. L'espoir associé à leur mise au point serait de mieux comprendre grâce à eux certaines phases de la matière, comme la supraconductivité non conventionnelle, les phases topologiques en interaction, ou encore de décrire plus précisément la structure électronique des molécules. Mais les théoriciens ne restent pas l’arme au pied en attendant l'arrivée d'un tel ordinateur quantique, et ils continuent d’étudier le problème à N corps et d’en calculer des solutions approximatives les plus précises et pertinentes possibles.

L'approche aujourd'hui la plus fructueuse est celle dite variationnelle, dans laquelle une fonction d'onde dépendant d'un nombre restreint de paramètres est optimisée pour approcher au mieux l'état quantique du système. Pour décrire des états fondamentaux, c'est l'énergie du système qui est minimisée. Les observables d'intérêt (position des atomes ou des électrons, magnétisation, structure de l'intrication quantique...) sont ensuite évaluées à partir de cette fonction d'onde optimisée mais approximative. Au fil des décennies, l'approche variationnelle a considérablement amélioré notre compréhension du problème quantique à N corps. Mais elle reste en partie empirique, et en particulier ne donne aucune garantie a priori quant à la qualité de l'approximation obtenue. La seule propriété garantie par construction est que l'énergie calculée est une borne supérieure pour l'énergie de l'état fondamental. L'évaluation d'autres observables peut être soit supérieure, soit inférieure à la valeur réelle, sans donner non plus de fourchette quant à l’erreur commise par rapport au résultat exact. Cette situation a ainsi plusieurs fois conduit à des prédictions erronées sur la nature des phases stabilisées à basse température.

Une collaboration entre théoriciens de l'information quantique, de la matière condensée et mathématiciens propose dans un travail récent une approche radicalement différente du problème quantique à N corps. Au lieu d'essayer de représenter la fonction d'onde du système de manière approximative, ce sont les observables d'intérêt qui sont directement étudiées. En utilisant les contraintes connues sur le système (par exemple que son énergie doit être plus faible que celle donnée par une méthode variationnelle), ainsi que les propriétés algébriques connues des opérateurs qui le représentent dans le formalisme quantique (par exemple les relations de commutation entre composantes du spin), il est possible de borner les valeurs possibles pour ces observables. Cette approche, extrêmement flexible, peut être implémentée sur des systèmes de taille arbitraires, et être systématiquement raffinée pour converger vers la valeur exacte. Elle a été mise au point grâce à une collaboration entre chercheurs de l'ICFO – The Institute of Photonic Sciences (Espagne), du Laboratoire Kastler Brossel (LKB, CNRS / Collège de France / ENS-PSL / Sorbonne Université), de l'Institut Néel (CNRS / Université Grenoble Alpes), de l'Academy of Mathematics and Systems Science (Chine), du Perimeter Institute for Theoretical Physics (Canada), du Centre de Physique Théorique (CPHT, CNRS / Ecole Polytechnique), du Laboratoire d'Analyse et d'Architecture des Systèmes (LAAS) et du Département d'Ingénierie Electrique (ESAT / KU Leuven).

Ainsi c’est un outil théorique véritablement nouveau qui est proposé pour comprendre les systèmes quantiques à N corps. Outre l'étude des phases de la matière, cette approche pourra également être employée pour certifier les simulateurs et ordinateurs quantiques, actuellement en développement dans de nombreux groupes expérimentaux à travers le monde. Ces travaux sont publiés dans la revue Physical Review X.

Illustration Frérot
Figure : Il est impossible de calculer exactement les propriétés d'un système quantique à N corps. Les méthodes actuelles, comme le DMRG ("density matrix renormalisation group", en vert), fournissent une approximation d'une propriété physique, mais sans garantie de précision. La nouvelle méthode publiée (SDP pour "semidefinite programming") fournit des bornes certifiées : on prouve mathématiquement que la valeur exacte est dans un certain intervalle (en orange et bleu sur la figure). Ici, on voit que le DMRG fournit une valeur compatible avec les bornes du SDP. Le SDP (bornes certifiées) est ainsi complémentaire des méthodes variationnelles comme le DMRG pour étudier les systèmes quantiques à N corps © I. Frérot.

Référence

Certifying Ground-State Properties of Many-Body Systems, Jie Wang, Jacopo Surace, Irénée Frérot, Benoît Legat, Marc-Olivier Renou, Victor Magron et Antonio Acín, Physical Review X, publié le 11 juillet 2024.
Doi :
10.1103/PhysRevX.14.031006
Archive ouverte : arXiv

Contact

Irénée Frérot
Chercheur CNRS, Laboratoire Kastler Brossel (LKB)
Communication CNRS Physique